Religion et absolu
Sans vouloir jouer les prophètes, j'estime peu probable une disparition pure et simple des religions. Dans mon précédent article, j’expliquais – en reprenant Durkheim – que toute religion comporte à la fois une dimension sociale et un certain rapport avec le sacré. Or, ces deux caractéristiques paraissent correspondre à un besoin fondamental de l’esprit humain. Nous autres hommes sommes des animaux sociaux, pour le meilleur comme pour le pire. Même le narcissisme pathologique d’un Sarkozy ou d’un Berlusconi, même la rapacité infinie des grands patrons et des gros actionnaires sont des illustrations, certes paradoxales, de la sociabilité humaine. Le narcissique méprise sans doute les autres, mais en même temps il en a besoin : le regard d’autrui est pour lui un miroir dans lequel il peut se contempler. Il en va de même pour l’avarice : car si on chercher à accumuler toujours plus d’argent, ce n’est pas seulement à cause du confort qu’il peut apporter : c’est parce qu’il est un moyen d’être respecté, envié, admiré…
Bien entendu, il ne suffit pas d’être sociable pour être religieux. Beaucoup d’amitiés, d’associations, de partenariats, ne reposent pas sur des croyances ou des pratiques ayant un caractère sacré. Seulement, il est permis de se demander si une société peut subsister longtemps si elle ne se réfère pas à quelques principes qui soient à la fois communs et intangibles. L’être humain a besoin d’agir d’après des valeurs morales et sociales, d’après une certaine idée du bien et du mal. Et il ne peut pas sans arrêt mettre en doute cette idée, sous peine d’être paralysé. Aussi se raccroche-t-il, comme à une bouée de sauvetage, à des principes qu’il juge objectifs, absolus, à la fois Vrais et Bons. Et ce qui lui donne cette impression d’objectivité, c’est justement qu’il n’est pas le seul à penser ainsi : de nombreux hommes partagent sa croyance. La sociabilité et le besoin d’absolu sont liés, et c’est pourquoi on les trouve présents dans toutes les sociétés, même celles qui sont les plus irréligieuses en apparence.
C’est ainsi que le christianisme, décliant aux XIXème et XXème siècles, a souvent été remplacé par de nouvelles religions ou par des idéologies quasi-religieuses. Nietzsche disait des socialistes athées et des anarchistes qu’ils reprenaient – sous une forme nouvelle, certes – le vieux discours chrétien. On pourrait encore donne l’exemple du scientisme, du nationalisme et du nazisme, qui peuvent s’interpréter comme religions de la Science, de la Nation et de la Race.
Nous sommes revenus – dans une certaine mesure – de ces aberrations. Mais le prix à payer pour ce dégrisement spirituel, c’est que les sociétés occidentales sont gangrenées par l’individualisme. Pour dire les choses d’une manière plus précise : une petite poignée d’ultra-riches pillent sans vergogne les richesses produites par les travailleurs, les ressources naturelles et les biens publics, parce que les masses sont plus ou moins résignées et incapables – pour l’instant, en tout cas – de s’unir efficacement contre les profiteurs qui l’exploitent. De deux choses l’une, donc : soit la destruction de la nature et de la société se poursuit jusqu’à son terme, à savoir l’extinction de l’humanité, soit des hommes vont à nouveau être animés par un esprit commun qui leur redonnera la force de résister à la grande voyoucratie mondialisée et de construire une nouvelle forme de sociabilité.
Raison et religion
Certains lecteurs – je les entends d’ici piaffer d’exaspération – pourront m’objecter qu’on n’a pas besoin de religion pour résister à la voyoucratie et pour édifier une société humaine sur des bases solides. Nous disposons d’abord d’une empathie, qui nous permet de nous identifier les uns aux autres, et en particulier à tous ceux qui sont victimes d’injustice. On a vu l’efficacité de cette empathie au début de la révolution tunisienne : beaucoup de Tunisiens se sont reconnus dans Mohamed Bouazizi, ce jeune commerçant ambulant qui s’est immolé par le feu à la fin de l’année dernière.
Outre l’empathie, nous sommes doués d’une raison, qui nous permet de penser et d’agir selon des principes universels. Cette raison, disons-le tout de suite pour prévenir tout malentendu, ne se réduit pas à la raison calculatrice des économistes libéraux. Agir raisonnablement, ce n’est pas seulement choisir les moyens les plus adaptés pour le but que l’on poursuit : c’est aussi se donner des objectifs raisonnables, c’est-à-dire susceptibles d’être acceptés par tout être pensant. Pour dire les choses plus simplement, notre raison nous fait comprendre que l’intérêt particulier doit être intégré dans l’intérêt général, et qu’on ne peut être libre et heureux si on s’enferme dans son égoïsme.
L’intérêt de la raison, par rapport à la religion, c’est qu’elle est pacifique et préserve la liberté de penser de chacun. Pour elle, rien n’est sacré, au-dessus de toute discussion. C’est donc par le libre débat qu’elle convainc, non par la carotte ou le bâton, par la peur ou par l’attrait d’une récompense. Les religions, en revanche, ont beaucoup de mal à se mettre en question, et c’est pourquoi certaines des croyances et des pratiques qu’elles imposent sont irrationnelles. Bien souvent, elles transmettent de génération en génération les préjugés sociaux de l’époque à laquelle elles ont été instituées. C’est ainsi que le catholicisme, jusqu’à aujourd’hui, n’a jamais accepté le sacerdoce des femmes. L’argument officiel est que les prêtres doivent être à l’image du Christ, qui était un homme. Le problème, c’est que le Christ était aussi un juif, un homme de moins de quarante ans, et qu’il est mort crucifié. Faut-il que les prêtres catholiques soient tous jeunes, d’origine juive, et destinés à mourir crucifiés ? Voilà un exemple parmi d’autres de l’irrationalité dont une religion est capable.
Ainsi, la cause paraît entendue : si les religions subsistent, c’est seulement parce que les hommes sont encore trop peu rationnels ou trop peu raisonnables. Si leur raison parvenait à maturité, ils sortiraient sans doute de l’illusion religieuse comme on émerge, suivant les cas, d’un agréable songe ou d’un abominable cauchemar. Seulement, cette opposition entre raison et religion est peut-être un peu simpliste. D’après Hegel, on ne peut pas comprendre une religion si on n’y distingue pas la forme du contenu. Il est tout à fait possible qu’une religion ait un contenu rationnel, alors même que sa forme ne l’est pas du tout. La pensée religieuse s’exprime à travers des symboles, des mythes, des récits qui peuvent éventuellement avoir une signification très profonde et très vraie, mais qu’il ne faut pas prendre au pied de la lettre. Par exemple, Hegel donne une interprétation philosophique du mythe du péché originel, en expliquant qu’Adam est la métaphore de l’homme en général, qui doit quitter l’innocence pour accéder à la connaissance du bien et du mal et sortir de son animalité.
La question, maintenant, est de savoir si la pensée religieuse n’est qu’une préfiguration plus ou moins maladroite d’une pensée pleinement rationnelle. Autrement dit, la religion doit elle s’effacer devant la philosophie et la science, comme l’enfant qui doit, en grandissant, laisser la place à l’adolescent et à l’adulte ? Hegel, si j’ai bien compris, n’est pas de cet avis. Notre pensée ne peut avoir en permanence une forme rationnelle. Elle apparaît également sous la forme de sentiments, d’intuitions, d’images mentales, d’œuvres d’art, de rites, etc. Ainsi, pour que des individus aient le sentiment d’appartenir à une communauté, pour qu’ils aient dans leur cœur le sens de la justice et de l’intérêt général, il ne suffit pas qu’ils aient une formation intellectuelle poussée, ni qu’ils participent à des débats démocratiques : il faut aussi, semble-t-il, qu’ils se réunissent et manifestent par certains rites qu’ils ont une pensée et une volonté communes.
Bien évidemment, de tels rassemblements religieux peuvent donner le pire comme le meilleur. Comme je le suggérais tout à l’heure, on peut interpréter les grandes cérémonies nazies, fascistes ou staliniennes comme des cérémonies religieuses. Toute religion porte en elle une tendance à l’idolâtrie, c’est-à-dire à la sacralisation d’une réalité finie. Serait-il possible de contrecarrer cette tendance ? Oui, si la religion parvient à intégrer en elle-même une dimension sacrilège.
Vers une religion blasphématoire ?
Comme j’ai essayé de le montrer dans mon précédent article, les représentations religieuses sont inadéquates. Ou, pour parler, comme Hegel : la forme de la pensée religieuse est nécessairement irrationnelle. C’est pourquoi la religion ne peut se réconcilier avec la raison que si elle intègre en elle une dimension critique à l’égard de ses représentations et de ses rites. Elle doit se prendre au sérieux tout en sachant se mettre en question, et même se tourner en dérision. Exercice éminemment difficile, et qui défie les lois ordinaires de la logique, mais qui n’est pas aussi impossible qu’on pourrait le croire. Si on lit la logique de Hegel, on comprend qu’il ne faut pas voir la contradiction comme une pure et simple impossibilité, mais comme le moteur du mouvement, comme ce qui pousse la pensée à se développer et à rester vivante.
D’ailleurs, cette contradiction entre sacré et sacrilège est sans doute présente dans toute religion, bien qu’on s’efforce de la masquer. Elle est assez visible dans le christianisme, religion qui pouvait paraître sacrilège à la fois pour les juifs et pour les païens. Son Dieu en effet prend la forme d’un homme (ce qui est déjà blasphématoire pour un juif), et d’un homme qui meurt comme un criminel et comme un esclave (ce que les Grecs et les Romains ne pouvaient pas facilement accepter). Comme l’écrit saint Paul : « Nous prêchons un messie crucifié, scandale pour les juifs, folie pour les païens » (Première lettre aux Corinthiens, I, 23). Or, les premiers chrétiens étaient des juifs ou des païens fraîchement convertis au judéo-christianisme. Ils devaient donc fortement ressentir ce caractère sacrilège de leur culte.
Mais le christianisme est resté en chemin. Il n’a jamais pris la mesure de ce qu’il y a de blasphématoire dans son Dieu crucifié. C’est pourquoi il a rapidement sombré dans l’idolâtrie, en faisant du Christ une sorte de tyran totalitaire qui récompense les « bons », punit les « méchants » et s’insinue dans les moindres replis du cœur comme une préfiguration de Big Brother. Cette idolâtrie n’a pu qu’être renforcée par le despotisme des prétendus représentants du Christ sur la terre (prêtres, rois, etc.), lesquels se faisaient moins respecter par la raison que par la carotte et le bâton.
S’il y a une nouvelle forme de religion à l’avenir, je la vois comme une pensée éminemment subversive, qui rend hommage à ce qu’il y a de divin dans l’esprit humain en se moquant de toutes les idoles : « Dieu » (c’est-à-dire toutes les représentations qu’on se fait de l’absolu), l’Homme (car il peut y avoir un culte délirant de l’humanité), la nation, la race, mais aussi l’argent, ce petit dieu qui est en train de faire sombrer les sociétés humaines. Autrement dit, l’avenir de la spiritualité humaine passe par une réconciliation entre ce qu’il y a de plus sérieux – la religion, le culte du sacré – et ce qu’il y a de plus léger – l’humour, la moquerie bienveillante et pourtant impitoyable, le rire qui se moque de tout, y compris de soi-même.
Agoravox
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